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Entreprise Télétravail

Le télétravail vous fait-il culpabiliser ?

La pratique du télétravail entre progressivement dans les moeurs des entreprises françaises et ses avantages ne sont plus à démontrer. On connaît moins les déconvenues que cela entraîne chez certains salariés amenés à se surpasser pour justifier leur jour de télétravail.

“C’est vrai que si tu es marqué ‘absent’ pendant un moment sur ta boite mail, c’est louche…”. Pour cette jeune manager qui travaille chez l’un des géants de la grande consommation, le télétravail est très utile pour économiser du temps de transport, mais il faut au minimum s’astreindre à rester tout le temps disponible.

Une évidence qui peut mener certains à jouer la carte du présentéisme, même en ligne. Pour Suzie, la trentaine, en poste dans une entreprise américaine implantée à Paris, travailler depuis la maison est peu habituel. Et quand elle s’octroie un jour de télétravail, elle peut se sentir soupçonnée – probablement à tort, admet-elle – de se tourner les pouces sur son canapé, loin du regard de son manager. “Dans ces cas-là, j’envoie un mail. C’est une petite preuve supplémentaire que je travaille”, confie-t-elle.

Le télétravail plébiscité mais…

Ce zèle, Marie qui gère une équipe de cinq personnes dans un grand nom du luxe, l’a déjà constaté : “D’un côté, plusieurs membres de mon équipe m’ont fait part de leur absence de gêne à me demander du télétravail. De l’autre, ils m’ont dit qu’ils produisaient beaucoup plus pour montrer que leur demande de télétravail était justifiée. Ce qui est bien sûr anormal de mon point de vue.”

Une culpabilité observée par Grégoire Epitalon, associé au cabinet de conseil LBMG qui accompagne les grandes entreprises dans la mise en place du télétravail. “La blague ‘bonnes vacances’ à un salarié qui s’apprête à faire un jour de télétravail est malheureusement assez répandue et révélatrice…”

Cette perception semble aller à l’encontre de l’engouement suscité par le télétravail. En 2018, dans le secteur privé, 29% des salariés l’ont pratiqué de façon occasionnelle ou régulière, contre 25% en 2017, selon une étude Ifop pour Malakoff Médéric Humanis publiée en février 2019.

Syndrome de culpabilité et culture française

Pour tous les jeunes interrogés dans le cadre de cet article, le télétravail est une super innovation organisationnelle. Elle permet de préserver un équilibre vie pro/vie perso en fonction des contraintes personnelles, que ce soit un rendez-vous chez le médecin, la nounou qui doit partir plus tôt ou un train à prendre. Selon cette même étude, 85% des télétravailleurs ont gagné “un meilleur équilibre entre vie professionnelle et personnelle” et ont observé une diminution de la fatigue. Sans compter le regain de motivation éprouvée par les salariés.

Niveau boulot, c’est un formidable moyen d’accroître la productivité et de pouvoir se concentrer sur des sujets spécifiques, loin du brouhaha de l’open space. Mais culture française oblige, travailler loin de son manager ne se fait pas sans quelques crispations. Il y a d’abord “la peur d’être oublié”, souligne Aurélie Leclercq-Vandelannoitte, chercheuse au CNRS, professeure à LEM/Ieseg et spécialiste des évolutions du travail et du management. Même si les effets délétères du présentéisme ne sont plus à démontrer. “C’est la peur de ne plus briller aux yeux de la hiérarchie ou de ses collègues, et en corollaire, la crainte d’une inégalité de traitement entre salariés, par rapport aux promotions, aux avancements, à la reconnaissance du travail, etc. D’où la volonté, pour le télétravailleur, de montrer que la ‘non présence’ au bureau ne signifie pas son ’absence’.”

Vers un allongement de la journée de travail

Certains mettent ainsi eux-mêmes en scène leur propre visibilité. “On en voit qui essaient de prouver leur engagement en se ‘sur-signalant’ à distance par l’envoi d’emails ou l’utilisation de la messagerie instantanée, en se connectant à des moments hors du temps de travail, tôt le matin ou tard le soir, dans une logique de preuve qu’ils instituent eux-mêmes vis-à-vis de leur hiérarchie”, ajoute Aurélie Leclercq-Vandelannoitte.

A cette crainte de disparaître des radars, s’ajoute un sentiment de reconnaissance pour un avantage accordé. “Les télétravailleurs se sentent bien souvent redevables de la confiance qui leur est accordée par leur entreprise et leur management”, estime la chercheuse.

Un phénomène marginal mais réel

Résultat : cette culpabilité doublée au présentéisme en ligne peut se traduire pas un allongement de la journée de travail. Il est observé qu’une partie non négligeable du temps de transport économisé est redonner à l’entreprise. Ainsi, si pour 89%, le télétravail n’a pas eu d’impact sur la charge de travail, 11% des télétravailleurs déclarent avoir observé une hausse, voire une forte hausse, selon une étude réalisée par LBMG auprès de 6.000 personnes. Six télétravailleurs sur dix déplorent “une difficulté à séparer les temps relevant de la vie privée” et ceux de l’activité professionnelle, selon l’étude Ifop pour Malakoff Médéric Humanis.

Heureusement, cette culpabilité est circonscrite à certains salariés, et dans certaines entreprises. “C’est surtout vrai au début du télétravail”, précise Grégoire Epitalon. “En général, après 6 à 12 mois, le télétravail entre dans la culture d’entreprise et ce sentiment s’estompe”.

“Au début j’ai ressenti ça mais plus maintenant depuis que ça a fini par entrer dans les mœurs de ma boîte”, témoigne Charles, manager de 31 ans dans un grand cabinet de conseil français. “En revanche, c’est vrai que quand mes consultants font du télétravail, j’aime bien voir ce qu’ils ont fait en fin de journée, avec un mail recap’ sur leurs avancées. Je suis rassuré quoi !”.

Télétravailler, ça s’apprend

Le télétravail ne peut faire l’économie d’un changement culturel en matière de management. Pour Aurélie Dudézert, professeure à l’Université Paris Saclay et spécialisée en management, il faut un changement de paradigme, une nouvelle philosophie qui doit amener l’organisation à repenser son mode de fonctionnement, afin d’intégrer le fait que le bureau n’est plus le seul standard nécessaire, outre le domicile et le développement des tiers-lieux accompagnent ce mouvement. Et par voie de conséquence,‘le management de visu’ n’est plus le seul mode de management possible.

“L’accompagnement de la transformation de l’organisation du travail liée au télétravail est absent dans la majorité des entreprises. Il est encore considéré comme allant de soi…”, explique la professeure. L’origine de cette situation vient du fait que beaucoup d’entreprises adopte, selon elle, encore une vision déterministe de la technologie, partant du principe que la mise en place d’une technologie digitale conduira automatiquement et naturellement à l’apparition d’une organisation ‘digitale’.

Face à ce chamboulement, quelles solutions adopter ? Pour Aurélie Leclercq-Vandelannoitte, “le télétravail rend nécessaire de nouveaux modes de management, notamment un management des objectifs, des résultats, reposant sur la confiance”. Chiche.


Source : Les Échos