Et si la crise dessinait une nouvelle carte de France ? À l’heure du télétravail et du retour à la nature, enquête sur les nouvelles exigences des Français.
Il était une fois une France coupée en deux. Dans l’une, la France macronienne des nantis, des urbains, des proches de leur travail, la France des « métropoles barbares », vampires qui avaient le vent en poupe. Dans l’autre, la France dite périphérique, des lointains périurbains, des ruraux oubliés, des services inexistants… Il était une fois les livres de Christophe Guilluy. Une vision qui s’est bien vendue en librairie, qu’on voulut voir traduite dans la montée du populisme, qui a fait même un carton sur les plateaux de télévision avec la crise des Gilets jaunes. Nous tenions notre Choc des civilisations, made in France. D’autres géographes, comme Laurent Davezies, nous rappelaient la fatalité d’une croissance inégale sur le territoire : oui, les grandes villes, qui concentrent les emplois, l’innovation, qui résistent donc mieux aux crises, étaient notre meilleur potentiel, à l’heure où les réductions des dépenses publiques entamées sous Sarkozy (la RGPP), poursuivies sous Hollande et Macron, entamaient le modèle français de redistribution des richesses vers les campagnes. Puis, patatras, est arrivée la crise du Covid-19. Ce fut soudain la prime à l’air pur, l’eldorado du jardinet et du télétravail. Et dans les appartements, on entendit monter cette plainte : « Métropoles, je vous hais ! » Et sur ces mêmes plateaux de télé, on se mit à prédire la mort de ces mêmes métropoles, triomphantes il y a peu. Sur la foi d’agences immobilières euphoriques, la France allait se ruer sur l’or vert. De fait, le sondage du 11 au 25 mai du Particulier à Particulier indique bien une fuite hors de Paris et des métropoles vers les départements limitrophes.
Exode rural. Mais bas les masques : ces deux visions sont bien sûr tout aussi fausses, caricaturales, dangereuses, l’une que l’autre. Rappelons qu’il y a des métropoles qui vont bien – Toulouse, Lyon, Bordeaux, Nantes – et d’autres moins bien – Rouen, Grenoble, Marseille. Rappelons quelques faits de nature à surprendre le lecteur. L’exode rural s’est achevé en 1970. C’est en 1976 qu’on parle de « périurbains » pour désigner ces millions de Français qui vivent plus ou moins loin de leur lieu de travail en ville. Depuis cinquante ans, nos campagnes ont gagné près de 5 millions d’habitants ! En 1990, le géographe Bernard Kayser parle déjà de « renaissance rurale ». C’est à partir de 1999 qu’on évoque l’exode urbain. Bref, ce déménagement a débuté il y a belle lurette. Pour l’expliquer, plusieurs raisons qu’énumère la géographe Magali Talandier, autrice des Enjeux économiques de la résilience urbaine (PUG) : « Allongement de la durée de vie. Migration des retraités. Aspiration à vivre mieux. Arrivée de personnes ne parvenant plus à se loger en ville. Transformation des résidences secondaires en habitations principales chez les pré- ou néoretraités. Nouveaux flux de retraités européens après la crise financière de 2008. » Mais, comme elle le rappelle : « Tous les mouvements démographiques, hormis après des guerres, se font sur le long terme. Notre exode rural a duré cent ans. Il n’y a jamais eu de rush. La logique voudrait que ce déménagement vers les campagnes se poursuive sans s’accélérer. » Quoique. La crise de 2008 l’avait freiné. La crise actuelle devrait avoir le même effet. Comme le souligne Samuel Depraz, auteur de La France des marges (Armand Colin) : « Le motif sanitaire a relancé le désir, le mythe d’un exode, mais ce désir se heurte à de nombreuses contraintes. »
Quelles sont-elles ? D’abord, l’emploi. Comment le relocaliser dans les petites et moyennes villes ? « En temps de crise, c’est un vœu pieux. On se recentre au contraire sur son cœur de métier, quelques sites de production », analyse Depraz. Ensuite, la technologie. Quelle est la couverture réseau ? Telle est l’antienne qu’entendent les agences de la Creuse et d’ailleurs. D’après France Mobiles, qui collecte les informations, les opérateurs, malgré des obligations à une couverture de 100 %, rechignent à combler les derniers pour cent. On veut bien planter un poteau au cœur d’un bourg, mais pour trois péquins dans des coins isolés, vu le retour sur investissement, on ne se précipite pas. « Par ailleurs, c’est une perpétuelle course en avant. 3 G, 4 G, 5 G. Il faut recommencer. » S’ajoute aussi la question du transport, toujours plus long. L’État a depuis longtemps encouragé la vie à la campagne sans gérer l’emploi, qui restait métropolitain. Demeure l’enclavement et l’usage obligatoire, coûteux et polluant, de la voiture pour des navetteurs. Une fatalité ? « L’électrique s’adapte très bien à ces petites distances », remarque Depraz, tout en admettant le surcoût d’un tel achat. Mais dans le cadre de l’ouverture à la concurrence, des lignes de proximité abandonnées par la SNCF sont actuellement reprises avec des transports plus légers par des compagnies privées.
Révolution de riches. Parlons aussi du logement. Dans La Revanche des villages (Seuil), Éric Charmes a montré la limite des constructions neuves dans ces villages. Les néorésidents ont acheté un cadre de vie, ils ne veulent plus qu’on artificialise des terres, qu’on consomme du foncier. À cette « clubbisation » privée, endogène, qui verrouille, s’est ajoutée, insiste Depraz, une contrainte publique qui restreint depuis 2000 et la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) l’accès au foncier à bâtir. Elle fut complétée en 2005 par une loi pour protéger les espaces agricoles et naturels périurbains. « De fait, le « vert » n’est plus extensible. » Ainsi, les prix du foncier se sont envolés. D’après Depraz, entre 1997 et 2010, quand les prix à la consommation passaient de 100 à 122, ils s’envolaient à 252 points pour les maisons de campagne et à 418 pour les terrains à bâtir ! De là à penser que ce déménagement au vert est et sera réservé aux plus aisés, il n’y a qu’un pas qu’on franchira, conforté par les études de Magali Talandier sur les profils des Français qui quittent les villes : « À moins de 100 kilomètres, ce sont surtout des jeunes, actifs, des navetteurs, des ménages avec enfants. À plus de 100 ou 200 kilomètres, il y a une surreprésentation de cadres parfois bi-résidents et de retraités qui décident de changer de mode de vie. » Bref, cette révolution verte qu’on subodore sera une révolution de riches, qui peuvent choisir leur mode de vie, réinvestir ailleurs un capital économique, intellectuel, culturel. Sur cette question du foncier, on pourrait croire à la pénurie. Or, « si le taux de vacance des logements est, sur le plan national, de 8,5 %, précise Depraz, il est, dans les communes rurales éloignées, de 15 à 20 %, et peut même atteindre 30 % ». L’offre existe donc. Oui mais voilà, ce n’est pas le type de logement souhaité : des maisons de cœur de bourg, vétustes, avec un mini-jardinet, sans entrée de voiture, des maisons ouvrières, à la campagne. « Il y a toutefois des solutions, précise Depraz, des aides à la rénovation ou la réunion de lots mitoyens. » Si les communes ont vu leur budget plombé par la réduction drastique de leur dotation globale de fonctionnement, la mise en place des contrats de ruralité en 2018 et des dotations d’équipement des territoires ruraux, ainsi que l’action des régions qui cofinancent ces contrats, pourraient donner un nouvel élan à ces bourgs, parents pauvres de la France, mais dont le maillage très serré est un levier pour la redynamisation de micro-territoires.
Capitaux. Car si les Français aspirent au calme, ils pourraient aussi trouver que ces bourgs le sont un peu trop. C’est que les cadres, de la région parisienne ou d’ailleurs, sont exigeants. « On n’a pas fermé ces petits territoires, ils sont encore équipés, mais le stock se réduit, on est sur le fil du rasoir », admet Magali Talandier, qui cite le développement des tiers lieux – centres socio-éducatifs hybrides servant de centres de vie – et souligne la nécessité d’une complémentarité entre les différents types de villes, bourgs, petites villes, villes moyennes. « En France, on a beaucoup catégorisé, mais on peut casser cette logique pour la remplacer par une logique de projet. » Parmi les programmes mis en place pour revitaliser les bourgs et espaces ruraux, les pactes métropolitains d’innovation (PMI), comme celui qui associe Grenoble et le plateau du Vercors pour la transition énergétique. Il existe aussi le programme des investissements d’avenir (PIA), qui incite des territoires d’innovation à décrocher des financements autour de projets. Parmi les lauréats, Biovallée autour de Die, dans la Drôme, ou l’agglomération Valence-Romans-sur-Isère. Dans son livre La Renaissance des campagnes (à paraître le 18 juin, Seuil), Vincent Grimault étudie certains de ces territoires, autour de Die, Saales (Bas-Rhin), Les Herbiers (Vendée), Saint-Flour (Cantal)… Ces campagnes, grossies de nouveaux habitants, se révèlent également riches en capitaux. C’est ce que Magali Talandier a mis en lumière dans ses études de l’économie résidentielle : ces revenus qui ne dépendaient pas de la production industrielle ou agricole, mais qui provenaient des navetteurs, du tourisme, des retraites… Globalement, cette économie représente les deux tiers de l’économie des campagnes.
Entre-deux. Nous avions débuté sur une logique de fracture territoriale, d’affrontement où la crise de l’un arrangerait l’autre, comme dans des vases communicants. La plupart des géographes français insistent au contraire sur la recherche de coutures territoriales, où les maîtres mots sont continuité et complémentarité. Bien sûr, certaines régions sont plus avantagées : l’Ouest, où l’habitat campagnard est plus dense. Le Sud, dont le rural demeure le plus attractif dans les migrations interrégionales. Dans ce cadre-là, Magali Talandier insiste sur le rôle fédérateur qu’aurait à jouer la ville moyenne. « Jusque-là, elle se retrouvait dans un entre-deux inconfortable, n’ayant les avantages ni de la métropole ni de la campagne. » Résultat : personne ne voulait y vivre. Mais s’il y a eu un changement d’atmosphère avec la crise du Covid-19, cet entre-deux pourrait au contraire redevenir un atout. Désormais, la ville moyenne n’aurait plus ni les inconvénients de la métropole ni ceux de la campagne isolée : cadre de vie plus agréable, offre de services assurée, prix fonciers plus accessibles, possibilité d’avoir son travail à proximité… En mars 2018, le gouvernement avait lancé à Châtellerault son programme national Action cœur de ville, auquel ont répondu depuis 222 de ces villes moyennes. « Mais il ne visait qu’à la relance des commerces et à la mise en valeur de l’espace public », remarque justement la géographe. Autrement dit, des services, un emplâtre pour améliorer les conditions de vie, comme s’il ne pouvait y avoir de logique productive à favoriser dans ces lieux. Un exemple symbolique a marqué la séquence de la pandémie. Alors que l’État montrait son incompétence dans la fourniture des masques, près de 240 PME et ETI issues de ces territoires ruraux, en particulier en Bretagne et en Anjou, ont pallié la pénurie. La preuve du dynamisme de ces territoires, qui ne demandent qu’à accueillir aussi toutes les bonnes volontés.
30 %, c’est le taux de logements vacants dans certaines communes rurales éloignées.
Source : Le Point