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Le télétravail va-t-il devenir la nouvelle norme d’organisation du travail dans les entreprises?

Pour Jean-Luc Petithuguenin, PDG de Paprec (collecte et recyclage de déchets) et figure historique du patronat français, le confinement a eu l’effet d’une révélation: « Après y avoir toujours été opposé, je suis devenu un nouveau converti du télétravail« . Mi-mars, son service technique s’est démené pour équiper en quelques jours la direction et les fonctions support afin de maintenir l’activité à distance. Paprec passant ainsi d’à peine 50 télétravailleurs occasionnels, à 1.200 à temps complet, sur 10.000 collaborateurs. « Je suis impressionné par l’efficacité que procure le télétravail. C’est certain qu’on le déploiera davantage à l’avenir. » 

Comme Paprec, l’écrasante majorité des entreprises ayant poursuivi une activité depuis mi-mars a dû se convertir dans l’urgence –et parfois dans la douleur– au travail à distance généralisé, pour tout ou partie de ses équipes. Résultat, 25% des Français -soit environ 5 millions de personnes- ont travaillé à distance pendant le confinement selon le ministère du Travail, contre à peine 7% en 2017.  Une explosion qui est partie pour durer. « Sur le télétravail, nos clients suivent majoritairement les consignes du gouvernement en optant pour le statu quo au moins jusqu’en septembre », rapporte Olivier Brun à la tête du cabinet Greenworking qui conseille une trentaine de grands comptes. C’est notamment le cas de Safran, Veolia, Publicis, L’Oréal, Orange… Le quartier d’affaires de La Défense resté désespérément désert à la levée du confinement, est à ce titre emblématique. La semaine dernière, les quatre grandes tours du quartier d’affaires, occupées par Société Générale étaient par exemple à peine occupées: 1.000 salariés sur les 15.000 habituellement.

« Les managers ont bien vu que le télétravail pouvait fonctionner »

De quoi inscrire le travail à distance comme la nouvelle norme d’organisation du travail dans les entreprises? Dans les prochaines semaines, le télétravail sera encore la solution privilégiée par 21% des travailleurs, selon un sondage Odoxa-Aviva pour Challenges et BFM Business*. Le tiers d’entre eux prévoit de le pratiquer en alternance avec des visites sur le lieu de travail. Mais attention, A plus long terme, 74% des DRH interrogés fin avril pas l’Association nationale des DRH (ANDRH) anticipent son développement pérenne. « Après la crise, je m’attends à une montée en puissance du télétravail car nous avons appris à mieux travailler à distance. Cette période a été une forme d’éducation managériale », témoigne Stéphane Dubois, DRH de Safran, qui est passé en France de 5% à 27% de télétravailleurs pendant le confinement.

« A l’occasion du confinement, les managers ont bien vu que le télétravail, même de manière massive, pouvait fonctionner. Ils ont bien noté qu’il était possible d’animer une communauté de travail par le biais de Zoom. Cela ne veut pas dire que tout doit se passer en dehors des bureaux. Au contraire, les réunions dans les locaux ont toute leur place, ce sont des moments où l’on se retrouve », juge pour sa part Frédéric Oudéa, directeur général de Société Générale. Xavier Chéreau, le DRH de PSA, va même plus loin en annonçant vouloir « renforcer le travail à distance, et en faire la référence pour les activités non reliées directement à la production ». 

Un privilège de cadres et de Franciliens

Un essor qui est en tout cas plébiscité par plus des trois-quarts des salariés sondés fin mars par Odoxa-Adviso pour Challenges, France Info et France Bleu. « Avant le coronavirus, on estimait déjà que 50% des emplois seraient télétravaillables en 2030. Nous allons juste aller plus vite », pronostique Daniel Ollivier, auteur de Manager le travail à distance et le télétravail et fondateur de Thera conseil. Une vision que ne partage pas totalement Aurélie Leclercq-Vandelannoitte: « J’ai des réserves sur la généralisation du télétravail. Certains employeurs vont certes l’adopter comme un outil intégré à leur organisation, mais pour d’autres j’anticipe à l’inverse un effet repoussoir après ces longs mois de travail à domicile dégradé [lire le témoignage ci-dessous, NDRL], en particulier pour les mères de famille pendant le confinement. Cela est aussi dû au fait que le bureau reste encore un élément fort de lien social et de vivre ensemble », analyse la chercheuse au CNRS, spécialiste des évolutions du travail et du management au sein du LEM (Lille Economie Management). « Répondre à un mail en s’occupant d’un enfant de six ans qui réclame une attention permanente, cela ne s’appelle pas du télétravail, confirme Olivier Brun de Greenworking. C’est un dispositif de continuité d’activité. »

Autre limite du télétravail: même en tant de confinement, il n’est encore réservé qu’à une poignée de privilégiés, surtout des cadres et Franciliens. Ainsi, 41% des actifs qui ont travaillé à distance en Île-de-France contre par exemple seulement 11% en Normandie, selon le sondage Odoxa-Adviso. « Le Covid-19 a joué comme un facteur multiplicateur des inégalités face au travail, relève par ailleurs l’étude. Alors que les cadres ont pu conserver leur travail et l’exercer confortablement en télétravail (57%), les catégories populaires l’ont, soit perdu, soit se trouvent contraintes de l’exercer en présentiel. » « Ce que l’on découvre avec la crise, c’est une scission, voire une inégalité, entre ceux qui peuvent télétravailler et les autres. Pour ces derniers, nous devrons trouver des compensations notamment financières », anticipe l’économiste Nicolas Bouzou, coauteur de La comédie (in)humaine, Pourquoi les entreprises font fuir les meilleurs.

Questionner la réunionite, les temps de transports…

Tsunami ou pas, chacun s’accorde pour dire que le coronavirus provoque un véritable changement de paradigme autour de cette pratique jusque-là occasionnelle et très peu formalisée dans les entreprises, malgré un cadre légal assoupli depuis les ordonnances Macron de 2017. « Même du côté des plus réfractaires, le télétravail est désormais vu comme un moyen d’assurer la pérennité de l’activité et de protéger les salariés. Cela va laisser des traces », estime Daniel Ollivier. L’occasion pour les employeurs, selon Muriel Pénicaud de définir, via « une charte » ou « un accord » avec les syndicats, « un mode d’emploi du télétravail », mais aussi de questionner « l’utilité de certains déplacements, la ‘réunionite’ qu’on a parfois, des modalités de travail qui sont pesantes, le temps des transports ». Pour accompagner les entreprises les plus réfractaires, le ministère du Travail a d’ailleurs édité un « mode d’emploi » dédié sous la forme de questions/réponses pratiques sur les droits et devoirs des employeurs et salariés en la matière. « Pour celles qui en ont déjà signé un, ce sera aussi l’occasion de réviser leurs accords télétravail. Car, soyons clairs ces dernières semaines, ça a été le no man’s land juridique avec des installations de VPN dans tous les sens », souligne Danièle Chanal, vice-présidente du syndicat d’avocats d’entreprise AvoSial.

Premières victimes emblématiques de cette nouvelle donne, au moins dans un premier temps: les flex-office et espaces de coworking avec leurs postes de travail non attribués à dix mille lieues des recommandations sanitaires. « Je ne crois pas du tout que le mouvement actuel signe la fin du flex-office, affirme le patron de Société Générale qui en a inauguré un en 2016. Il faudra certes réfléchir à une optimisation des locaux. S’ils ne sont plus occupés que par les deux tiers des équipes, un tiers restant en télétravail, leur utilisation sera différente. Ce seront des lieux de rencontre et des lieux de vie. » « C’est temporaire, anticipe lui aussi Olivier Brun. A la sortie de crise, l’immobilier arrivera en haut de la liste des économies des directions qui n’hésiteront pas à recentrer leurs bureaux sur les espaces de socialisation et à externaliser les mètres carrés jusqu’au domicile de leurs salariés. » Déjà, des voix s’élèvent dans les entreprises pour réclamer le dédommagement de dépenses personnelles liées au télétravail version confinement (Internet, électricité…). Jusqu’à la prise en charge d’une partie du loyer? La question pourrait bien se poser.

TEMOIGNAGE

Pendant le confinement, « je me suis fait violence pour déconnecter »


Louise**, cheffe de projet dans le bâtiment en Loire-Atlantique de 40 ans n’a pas attendu le confinement pour découvrir les joies du travail à distance et des outils de vidéoconférence. « En temps normal, je suis nomade. J’interviens tous les jours auprès d’équipes transverses extérieures à mon entreprise et suis libre de travailler d’où je veux, chez moi, au bureau… » Le confinement longue durée a complètement chamboulé ses habitudes… et son confort de travail. « Ce qui a changé? Tout le monde est en télétravail. Chacun enchaîne les conf calls sans respecter la séparation entre vie professionnelle et vie personnelle, regrette celle qui a dû travailler pendant ses vacances confinées. Les gens savent que vous êtes en congés, mais ils savent aussi que vous êtes bloquée chez vous, donc ils ne comprennent pas que vous déconnectiez. A un moment donné, j’ai dû rappeler tout le monde pour leur dire ‘stop, je suis en vacances’. Mais je me suis fait violence! »

Ce qui lui manque le plus désormais: « la machine à café pour décompresser avec les collègues quand j’en ai besoin! », glisse Louise qui a dû aussi assurer avec son mari l’école à la maison pour ses deux têtes blondes de 8 et 11 ans. Si elle s’avoue « dégoûtée » de ce télétravail à 100%, Louise continue de soutenir le développement de cette pratique dans les entreprises à plus long terme. « Cela va dans le sens de l’histoire et de la flexibilité qu’on nous demande. Cela va aussi permettre de réduire certains déplacements inutiles et chronophages pour de mini-réunions. »

Source : https://www.challenges.fr/entreprise/vie-de-bureau/le-teletravail-va-t-il-devenir-la-nouvelle-norme-d-organisation-du-travail-dans-les-entreprises_710026.amp